Introduction à la structure du nœud borroméen
Les dernières années de l’enseignement de Jacques Lacan, de 1972 à 1981, ont été marquées par un tournant majeur : l’introduction de la topologie, et plus particulièrement du nœud borroméen, comme outil conceptuel central. Cette période, souvent qualifiée de “dernier Lacan”, se distingue par une approche toute particulière de la psychanalyse, où la structure et l’agencement des éléments psychiques sont appréhendés à travers des modèles mathématiques de type topologiques. Le nœud borroméen est devenu l’emblème de cette mutation, offrant à Lacan un paradigme géométrique pour penser l’inconscient, le sujet et la clinique. Il me semble ici que Lacan qui, comme nous le savons déjà, était un grand admirateur des penseurs et des rhéteurs du XVIIème siècle, se place exactement dans les pas de René Descartes (1596 – 1650) effectuant la géniale synthèse entre le langage algébrique et la géométrie. Figurer l’ esprit humain de manière tridimensionnelle afin de mieux saisir sa structure et sa dynamique soit donner toute son ampleur au signifié après avoir été un grand lecteur de Freud, c’ est à dire, un passionné du dépôt des signifiant, tel fût le chemin inachevé qu’ emprunta Jacques Lacan dans la dernière décennie de son existence.
Le nœud borroméen est une structure topologique constituée de trois anneaux entrelacés de telle manière que si l’un d’eux est coupé, les deux autres se séparent. Cette propriété de cohésion et de dépendance mutuelle a très tôt intéressé Lacan qui y a vu une métaphore puissante de la structure de la subjectivité. Il me semble qu’ il faut interroger l’ aspect trine de cette structure topologique choisie par Jacques Lacan. Pourquoi trois ? Ce chiffre n’ est certainement pas innocent au sein d’ une culture européenne qui a été pétrie pendant de si longs siècles par un paradigme chrétien assignant, par définition, une structure trinitaire à l’ intimité de son principe suprême. Certes, bien des voix vont s’ élever et souligner avec vigueur que cet aspect trine émane directement de la triade interne des deux topiques freudiennes. Mais, il faut là reposer la question et la régresser dans le chef même de Freud qui n’ échappe lui-même en aucune manière à la civilisation dans laquelle il s’ est développé conceptuellement. Je n’ irai pas ici plus loin dans ce débat délicat qui nécessite certainement un séminaire entier d’ étude.
Pour Lacan, les trois anneaux du nœud borroméen représentent les trois registres fondamentaux de l’expérience humaine dont nous parlâmes au cours de l’ année passée dans nos précédents articles : Le Réel, l’ Imaginaire et le Symbolique. Ces trois registres sont intimement liés et interdépendants, mais aucun ne peut être réduit aux autres. Leur entrelacement complexe, à l’image du nœud borroméen, détermine la structure de notre psyché et notre façon d’être au monde comme êtres de langage.
L’origine exacte du nœud borroméen reste incertaine. Si son nom est indéniablement associé à la famille Borromée, on retrouve des figures similaires dans des cultures et des époques variées, notamment dans la culture indienne, l’art bouddhique afghan ou dans la symbolique celte…
Cependant, c’est bien la famille Borromée qui a popularisé et associé son nom à cette figure. Cette famille noble milanaise, dont l’ascension a débuté au XIVe siècle, a joué un rôle politique et culturel majeur en Italie dans le cadre de la Renaissance. Marquée par une habile stratégie matrimoniale, qui leur a permis d’étendre leur influence et leur richesse, cette famille, au fil des alliances avec d’autres familles nobles, telles que les Visconti et les Sforza, a tissé un réseau de relations puissant, consolidant sa position au sein de la société italienne. Encore une fois, le nouage est la clef de fonctionnement dès l’ origine… Ainsi, le nœud borroméen, adopté comme symbole familial, est devenu l’expression de cette union et de cette puissance. Il représente donc l’interconnexion des trois branches principales de la famille, leur solidarité et leur force collective.
Mais, au-delà de sa fonction d’emblème familial, le nœud borroméen a acquis au fil du temps diverses significations symboliques. Il a été interprété comme un symbole d’ unité, de cohésion et d’ indissolubilité. Sa structure, où chaque anneau dépend des autres pour maintenir l’ensemble, a été vue comme une métaphore des liens sociaux et de l’interdépendance des individus.
Traversant les siècles, laissant son empreinte dans l’art et la culture, il se retrouve encore dans des blasons, des sculptures, des peintures et des objets décoratifs.
Il est donc évident que le choix ce symbole où plutôt cette structure n’ est pas le fruit arbitraire de l’ imagination de Jacques Lacan mais, bien au contraire, la mise en évidence d’ un puissant motif traditionnel qui porte, au-delà de sa géométrie tridimensionnelle, un concentré polysémique de significations. Ainsi, à l’ instar de Freud, Lacan puisa dans le symbolique immémorial de la civilisation.
Alexandre Bleus