Poursuite de nos petites réflexions au sujet de la topologie lacanienne.
Chez notre penseur, il semble évident qu’ une volonté toujours plus accrue d’ abstraction se laisse à voir spécialement depuis le discours de Rome où une référence à la figure géométrique tridimensionnelle du tore est à relever. Après avoir élaboré les mathèmes qui sont, à mon sens, les premières figures abstractives desquelles la topologie sortira, Lacan déclare, en 1965, au sein de son Séminaire numéro XII, que nul n’ y entre “s’ il n’ est topologiste” ! Allusion à la célèbre inscription hellène et touche platonico-pythagoriste s’ il en est. Cette évolution de la pensée du grand maître finit par atteindre sa plénitude dans “L’ Etourdit” en 1972 : là se trouve récapitulée la première forme de topologie lacanienne.
D’ ailleurs, le simple titre “L’ Etourdit” est déjà une allusion signifiante à l’ idée selon laquelle tout peut être dit dans le détour d’ un tore et de ses déformations qualitatives : propre de la topologie. Je note également que si Lacan choisit le tore comme lieu d’ abstraction d’ un “dit” ( L’ E-Tore-Dit), c’ est parce qu’ il estime que les représentations bidimensionnelles ne suffisent pas à abstraire correctement la complexité du dire analytique. Ainsi ajoute t’ il une dimension supplémentaire visant à mieux figurer l’ abstraction. Qu’ on se le dise, la pensée de Lacan est trine.
Pour Lacan, le recours à la topologie permet de penser le champ de l’ inconscient au delà de la logique purement binaire du in/out. Les déformations continues des figures tridimensionnelles suggèrent une logique plus complexe qui est justement celle des signifiants s’entrelaçant dans l’ esprit humain et dont les formations de l’ Inconscient sont les attestations formelles. Freud aborde ce thème avec la plus grande profondeur dans sa “Psychopathologie de la vie quotidienne.” Lacan est bien là, de nouveau, un lecteur fidèle de Freud. La topologie permet aussi à Lacan de figurer les liens qui unissent les dimensions du Réel, de l’ Imaginaire et du Symbolique.
Ainsi émerge, en 1962, le ruban de Möbius dans le Séminaire sur “L’ Identification”. Figure remarquable qui, dans un espace possédant trois dimensions est une surface ne possédant qu’ une seule face et un seul bord. Ici, la subversion de l’ inconscient ainsi que son lien tout particulier au conscient sont parfaitement figurés par cet être géométrique dont l’ envers est l’ endroit coprésent. Figure également dont le dehors est le dedans ! Ceci permet de penser l’ être de langage comme sujet de l’ Inconscient.
Cet acte conceptuel que pose Lacan en faisant usage de la topologie est une postulation qui s’ inscrit dans une volonté abstractive visant à figurer l’ esprit humain de manière objective et par-delà le discours. Nous en avons déjà parlé dans nos précédents articles. Si l’ on prend un certain recul historique et que l’ on contemple la marche de la pensée à travers les siècles, on peut postuler que Lacan reste appuyé sur la pensée cartésienne qui dans son “Traité des passions” introduit la mécanisation et la description causaliste de l’ esprit humain. La topologie, telle que l’ utilise Lacan, est une tentative de cartésianisation de l’ Inconscient freudien que Lacan ramène au sein de la structure. Ainsi, derrière les aspects baroques du personnage Lacan se trouve une volonté absolue de systématisation scientifique de la psychanalyse.
Alexandre Bleus