Si pour Lacan le Réel est la logique, ne peut-on y voir une conception hegelienne introduite dans le corpus analytique ?
Mes chers lecteurs,
Continuons nos pérégrination dans la majestueuse forêt des concepts lacaniens et allons aux sources de ses concepts afin de mieux comprendre la construction du noeud borroméen. Comprendre cette construction topologique toute particulière ne peut se faire que si l’ on s’ interroge sur la question du Réel chez Lacan ainsi que sur l’ inspiration hégelienne qui participe de celle-ci.
La question de l’influence de Hegel sur Lacan, en particulier concernant la conception du Réel comme logique, est une interrogation absolument légitime qui, selon moi, mérite d’ être posée afin de mieux appréhender les outils conceptuels qui permirent à Lacan de façonner sa théorie. En tant que lecteur attentif du corpus lacanien, je m’attacherai ici à examiner cette hypothèse, en m’appuyant sur les écrits de Lacan et de Hegel, ainsi que sur les interprétations proposées par d’autres chercheurs.
Pour commencer, il est essentiel de rappeler que le concept de “Réel” chez Lacan est complexe et polysémique. Il ne s’agit pas d’une simple réalité objective, mais plutôt d’une dimension de l’expérience humaine qui échappe à la symbolisation et à l’imaginaire. Le Réel est ce qui résiste à toute tentative de représentation, ce qui est impossible à intégrer dans le langage et dans les images. Il est l’indicible, l’insaisissable, l’impossible à nommer. Rappelons que dans ses Ecrits datés de 1966, Lacan affirme cependant que “La structure, c’est le réel.” Cette déclaration suggère que le Réel est structuré comme un langage et qu’il est donc régi par une logique propre. Il ne faut point voir ici de contradiction chez Lacan mais plutôt une subtile distinction car le Réel est conçu comme structuré, il n’ est pas affirmé qu’ il est un langage. Il est aussi affirmé que cette structure est la logique. La structure du Réel est donc logique ou est donc la logique elle-même. Lacan affirme ainsi à plusieurs reprises que le Réel est structuré comme un langage, qu’il est régi par une logique propre. Cette affirmation semble faire écho à la philosophie de Hegel, pour qui la réalité est le déploiement d’un Logos, d’une Raison universelle qui se manifeste à travers l’histoire et la pensée. Pour Hegel, la logique n’est pas seulement un outil de la pensée, mais la structure même du réel. Ainsi le philosophe affirme t’ il clairement en 1821 que “Le réel est rationnel, et le rationnel est réel.” (Principes de la philosophie du droit, § 1) Cette citation illustre la conception hégélienne de la réalité comme étant intrinsèquement logique et rationnelle.
On pourrait ainsi voir dans le Réel lacanien une sorte de Logos hégélien, une logique immanente à la réalité qui échappe à notre saisie symbolique et imaginaire. Tout comme le Logos hégélien, le Réel lacanien est ce qui structure le monde, ce qui donne sens à notre expérience. Cependant, il est important de noter que Lacan ne se contente pas de reprendre la conception hégélienne de la logique. Il va plus loin en affirmant que le Réel est une logique paradoxale, une logique qui se dérobe à notre entendement. Le Réel est une logique de l’impossible, de l’incomplétude, de la contradiction.
Cette dimension paradoxale du Réel est absente de la philosophie de Hegel. Pour Hegel, la logique est certes complexe, mais elle est toujours rationnelle et compréhensible. Elle est le déploiement d’une Raison universelle qui se manifeste dans le monde. Ainsi, si l’on peut voir dans le Réel lacanien une certaine filiation avec la logique hégélienne, il faut également souligner les différences importantes qui les séparent. Le Réel lacanien est plus qu’une simple logique, il est une logique paradoxale qui échappe à notre compréhension. Il le dit lui-même dans son deuxième Séminaire : “Le réel, c’est l’impossible.”
Il est nécessaire de souligner que Lacan introduit la dimension de la jouissance dans sa conception du Réel. La jouissance est cet excès qui échappe à la symbolisation, cet impossible à dire qui pourtant se fait sentir dans le corps et dans la parole. Cette dimension de la jouissance est absente de la philosophie hégélienne, qui se concentre sur la raison et la logique. Voilà une seconde distinction entre les deux penseurs.
La conception lacanienne du Réel comme logique est bien influencée par la philosophie de Hegel à ceci près (et ce n’ est pas rien) que Lacan va plus loin que Hegel en affirmant que le Réel est une logique paradoxale soit une logique de l’impossible. De plus, comme nous l’ avons vu, Lacan introduit la dimension de la jouissance dans sa conception du Réel, une dimension absente de la philosophie hégélienne. Mais, au fait, pourquoi Lacan introduit-il la Jouissance comme partie essentielle de son Réel ? Ne faut-il point y voir une volonté de décrire un symptôme dont la cause efficiente serait de l’ ordre de l’ indicible ? Le Réel serait donc une faille au sein de la réalité mais une faille symptomatique.
Alexandre Bleus