Quels sont les liens entre l’ Imaginaire et le Réel dans la perspective lacanienne ?
Avant d’ aborder la structure même du noeud borroméen dont nous parlâmes à la fin du mois de mai, nous devons continuer à creuser les différentes articulations qui structure le trio R-S-I soit le trinaire Réel-Symbolique-Imaginaire. On notera que les deux registres de l’ Imaginaire et du Réel semblent à première vue s’opposer, l’un renvoyant à l’impossible à symboliser et l’autre à la sphère des représentations et des identifications mais Lacan montre qu’ils sont en réalité intrinsèquement liés et interdépendants.
Il s’agira donc ici d’interroger la manière dont Lacan conçoit cette articulation. Comment le Réel, en tant qu’impossible à saisir par le langage et l’image, vient-il perturber et limiter la construction imaginaire du sujet ? Comment l’Imaginaire, en tant que tentative de maîtrise et de représentation du monde, cherche-t-il à voiler et à contenir l’angoisse suscitée par le Réel ? Quel rôle joue le Symbolique, en tant qu’ordre du langage et de la loi, dans cette médiation entre le Réel et l’Imaginaire ?
Tentons de mettre en lumière la complexité de la pensée lacanienne et de saisir les enjeux cliniques et théoriques de cette articulation fondamentale entre le Réel et l’Imaginaire.
Chez Lacan, le Réel se présente comme une limite infranchissable pour l’Imaginaire. Si l’Imaginaire permet au sujet de se construire une image cohérente de lui-même et du monde, le Réel, en tant qu’impossible à symboliser, vient sans cesse rappeler l’existence d’un au-delà de la représentation. Il s’agit d’une dimension qui échappe à la maîtrise du sujet, un noyau de résistance qui fait obstacle à toute tentative de totalisation imaginaire. Je pense que, d’ un point de vue topologique, le Réel est au bord de la perte de l’ objet petit a qui n’ en laisse que la trace à celui qui, de part son entrée dans l’ ordre symbolique, est à jamais séparé de lui. Le sujet n’ est plus que sous l’ autorité de la logique qui articule un Réel devenu invisible.
Le Réel, cependant, se manifeste de différentes manières, notamment à travers l’angoisse, le traumatisme, ou encore la jouissance. Ces expériences, en mettant le sujet face à un manque fondamental, à une perte irréparable, viennent fissurer l’illusion d’unité et de complétude offerte par l’Imaginaire. Elles révèlent la fragilité de la construction imaginaire du moi et renvoient le sujet à une dimension d’existence qui le dépasse, une altérité radicale qui ne peut être intégrée à son image de soi : c’ est à dire à une faille permanente qui est de l’ ordre de l’ irreprésentable.
Ainsi, le Réel agit comme un rappel constant des limites de l’Imaginaire : il est au bord de celui-ci ! Il vient perturber la cohérence du monde imaginaire du sujet, le confrontant à l’impossibilité de tout symboliser, de tout maîtriser par le langage et l’image. Cette confrontation au Réel est une expérience déstabilisante mais elle est aussi essentielle pour le sujet, car elle lui permet de prendre conscience de sa propre finitude et de la dimension tragique de l’existence humaine. Le Réel est le rappel permanent de la contingence, de l’ immanence et de la finitude du sujet qui n’ est que dépendance à l’ être du Réel. On se croirait presque ici dans l’ ordre d’ une démonstration de l’ Aquinate…
L’Imaginaire, chez Lacan, ne se contente pas de construire une image du moi et du monde. Il fonctionne également comme un mécanisme de défense contre l’angoisse suscitée par le Réel. Face à l’impossible à symboliser, à l’insaisissable, l’Imaginaire tisse un voile de représentations, d’illusions et d’identifications qui permet au sujet de se protéger de l’expérience déstabilisante du manque et de la perte. L’ angoisse n’ est-elle pas générée par ce qui ne peut point se figurer ? Cette tentative de voilement du Réel par l’Imaginaire se manifeste de multiples façons. Le sujet peut par exemple se réfugier dans des fantasmes, des idéalisations ou des identifications narcissiques pour maintenir une image cohérente et valorisante de lui-même. Il peut également chercher à combler le manque fondamental par la consommation, l’accumulation de biens ou la quête de reconnaissance sociale. Cependant, ce voilement n’est jamais totalement efficace. Le Réel, en tant qu’impossible à symboliser, ne peut être entièrement contenu par l’Imaginaire, et ce, pour des raisons toujours et encore topologiques. Il revient toujours hanter le sujet, sous la forme de symptômes, d’angoisse ou de répétitions. Ces manifestations du Réel viennent rappeler l’échec de la tentative de maîtrise imaginaire et renvoient le sujet à la dimension irréductible de l’inconscient. Oui, le Réel vient toujours se replacer au même endroit !
Ainsi, l’Imaginaire, tout en cherchant à voiler le Réel, révèle paradoxalement sa présence.
Venons en maintenant au symptôme qui, dans la perspective lacanienne, occupe une place privilégiée en tant que point de rencontre, voire de collision, entre le Réel et l’Imaginaire. Il se présente comme une formation de l’inconscient qui échappe à la maîtrise du sujet et résiste à toute tentative de réduction à une signification univoque. En tant que manifestation du Réel dans l’Imaginaire, il révèle l’échec de la tentative de voilement du Réel par l’Imaginaire. Il signale la présence d’un manque, d’un impossible à symboliser qui fait retour dans la vie du sujet, perturbant son équilibre et sa cohérence imaginaires. Le symptôme, en ce sens, est un rappel constant de la dimension irréductible du Réel, de ce qui résiste à toute intégration symbolique. Cependant, le symptôme n’est pas seulement un signe de souffrance ou de dysfonctionnement. Il peut également être vu comme une tentative de solution, une formation de compromis qui permet au sujet de maintenir un certain équilibre psychique face à l’angoisse du Réel. Le symptôme, en tant que formation de l’inconscient, porte en lui une signification, un message chiffré qui renvoie à l’histoire singulière du sujet et à ses conflits psychiques. Freud y faisait déjà allusion dès ses premières oeuvres : le symptôme comme langage codé soit comme métaphore.
La cure analytique, dans cette perspective, vise à déchiffrer le sens du symptôme, à traverser la dimension imaginaire pour accéder à la vérité du Réel qui s’y manifeste. Il s’agit pour le sujet de reconnaître la part de Réel qui l’habite, d’accepter les limites de sa maîtrise et de se réconcilier avec la dimension de manque qui le constitue.
Dans notre prochain article, nous serons évidemment amené à nous exprimer au sujet des rapports entre le Symbolique et le Réel. A très bientôt !
Alexandre Bleus